État des lieux du rapport à l’islam et à l’islamisme des musulmans de France

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18.11.25

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A l’heure où les questions sur l’intégration des musulmans occupent une grande place dans le débat public, force est de constater que les enquêtes permettant de mesurer avec précision et dans la durée l’évolution du rapport à la religion au sein de cette population sont rares, voire inexistantes. Réalisée auprès de plus de 1 000 personnes de confession musulmane, cette enquête offre un éclairage inédit sur les transformations profondes qui traversent l’islam de France depuis quarante ans. En reconstituant des séries historiques remontant aux années 1980, cette étude met en exergue un phénomène de « réislamisation » qui affecte tout particulièrement les nouvelles générations et s’accompagne d’une progression préoccupante de l’adhésion aux thèses islamistes. Loin de confirmer les discours sur une sécularisation à l’œuvre chez les musulmans français, les données révèlent au contraire une intensification des pratiques religieuses, un durcissement des positions sur les questions de mixité, et une sympathie croissante pour les courants radicaux de l’islam politique.

A) L’IMPORTANCE DES MUSULMANS DANS LE PAYSAGE RELIGIEUX FRANÇAIS A AUGMENTÉ DE MANIÈRE LENTE MAIS CONTINUE CES QUARANTE DERNIÈRES ANNÉES

1 – La proportion de musulmans au sein de la population française adulte est passée de 0,5% en 1985 à 7% en 2025, faisant de l’islam la deuxième religion de France après le catholicisme (43%) mais devant le protestantisme (4%). Cette croissance régulière s’inscrit dans un contexte plus large de recomposition du paysage religieux marqué par le recul du catholicisme et la montée des « sans religion » (37,5%).

Le point de vue de l’Ifop : Force est de constater que les résultats de cette étude ne vont pas dans le sens des chantres du « Grand remplacement » qui assènent depuis des années l’idée d’une présence massive des musulmans en France au point que les Français en viennent à croire qu’ils représentent 31% de la population française (Ipsos, 2016) ! En réalité, notre enquête, qui repose sur un échantillon plus exhaustif que l’enquête TEO (INED-INSEE 2019-2020) et plus robuste que l’EVS (2018), évalue la proportion de musulmans à un niveau bien plus limité (7%). Notre étude ne confirme pas non plus la thèse d’une « exception musulmane » dans le paysage religieux : la dynamique du protestantisme évangélique brise les clichés autour d’un islam français qui serait la seule religion à suivre une trajectoire de revitalisation religieuse. Cependant, elle illustre bien la « fragmentation » d’une société française en proie à un déclin accéléré de la « matrice catholique » qui assurait l’unité culturelle de la France et à l’affirmation d’ilots dont les référents culturels et normatifs divergent de la population majoritaire (Fourquet, 2019).

B) UNE POPULATION MUSULMANE SOUMISE À UN PROCESSUS DE « RÉISLAMISATION » QUI S’ILLUSTRE PAR UN HAUT DEGRÉ DE RELIGIOSITÉ ET DES PRATIQUES CULTUELLES EN PROGRESSION CONSTANTE DEPUIS LES ANNÉES 2000

2 – Les musulmans affichent un degré de religiosité largement supérieur aux autres religions – 80% se déclarent « religieux », contre 48% en moyenne chez les adeptes des autres religions –, en particulier chez les jeunes : 87% chez les jeunes musulmans de 15 à 24 ans.

👉 Un musulman sur quatre (24%) se dit même « extrêmement » ou « très » religieux (contre 12% dans les autres confessions). Là aussi, cette religiosité intense culmine chez les moins de 25 ans (30%), révélant un écart générationnel qui inverse totalement les schémas classiques de sécularisation.

Le point de vue de l’Ifop : Cette sur-religiosité des musulmans au fil du renouvellement des générations, déjà suggérée par divers travaux ou enquêtes (étude Valeurs 2018), distingue aujourd’hui clairement le pôle musulman du reste du paysage religieux français. Or, ce renforcement de la religiosité s’inscrit avant tout dans un processus de « réaffiliation religieuse » d’une partie de la jeunesse musulmane à un islam traditionaliste.

3 – La fréquentation des lieux de culte et la pratique de la prière ont largement augmenté en 40 ans, notamment chez les plus jeunes. Tout comme la fréquentation hebdomadaire de la mosquée qui est passée de 16% en 1989 à 35% en 2025, la pratique quotidienne de la prière a effectivement augmenté entre 1989 (41%) et 2025 (62%), atteignant elle aussi des sommets chez les jeunes de moins de 25 ans : 67%.

4 – Le respect des injonctions alimentaires est lui aussi plus assidu qu’il y a quarante ans, notamment dans les générations les plus jeunes. En effet, l’observance de jeûne du Ramadan pendant tout le mois s’avère particulièrement stricte (à 73%, contre 60% en 1989), en particulier chez les jeunes où ce pilier de l’islam est devenu quasi général (83% chez les jeunes de 18 à 24 ans).

👉 Cette rigidification des pratiques alimentaires s’illustre aussi dans la non-consommation d’alcool : on ressence 79% d’abstèmes en 2025, contre 65% en 1989 tandis que la consommation d’alcool tombe à peine à 12% chez les jeunes de moins de 25 ans.

Le point de vue de l’Ifop : Ces données dessinent le portrait d’une population musulmane française traversée par un mouvement de réaffiliation religieuse qui touche tout spécialement les jeunes générations. Loin de s’inscrire dans le modèle classique de sécularisation, les musulmans de France, et tout particulièrement les plus jeunes d’entre eux, témoignent au contraire d’une forte réaffirmation identitaire passant par l’intensification des pratiques cultuelles. Ce phénomène, déjà observé dès les années 1990 par des chercheurs comme Gilles Kepel, trouve ici une traduction chiffrée qui en confirme non seulement l’ampleur mais aussi et surtout la pérennité au fil des générations.

C) CE HAUT DEGRÉ DE RELIGIOSITÉ VA DE PAIR AVEC UNE MONTÉE DE L’ORTHOPRAXIE SUR LE PLAN ALIMENTAIRE ET VESTIMENTAIRE ET DES RELATIONS ENTRE LES SEXES

5 – Le port du voile reste une pratique à la fois minoritaire et irrégulière chez l’ensemble des musulmanes – 31% le portent mais seulement 19% systématiquement – mais il se banalise de plus en plus chez les jeunes : une musulmane sur deux âgée de 18 à 24 ans se voilent aujourd’hui (45%), soit trois fois plus qu’en 2003 (16%) – année du grand débat sur son interdiction à l’Ecole publique.

👉 Certes, ce voilement est avant tout le fruit d’une injonction religieuse (80%) mais il exprime aussi une fierté d’appartenance croissante – 38% le font pour montrer « leur appartenance à leur religion » et un besoin de protection face aux pressions pesant sur les femmes dans l’espace public : 44% disent le porter pour « ne pas attirer le regard des hommes », 42% pour « se sentir en sécurité », 15% pour « ne pas être perçue comme une femme impudique », et 2% « sous la pression directe de proches ».

Le point de vue de l’Ifop :  Pour nombre de femmes voilées, notamment les jeunes qui subissent le plus la pression sexiste dans l’espace public, le port du voile exprime donc parfois une « pudeur défensive », confirmant l’hypothèse qu’il puisse in fine jouer un rôle de « cape d’invisibilité » pour celles qui veulent limiter les risques de pression, de stigmatisation ou d’agression liés à leur genre.

Le point de vue de l’Ifop : le rejet de ces formes de contact physique ou visuel avec l’autre sexe témoigne, comme le port du voile, d’un « séparatisme de genre » passant avant tout par l’invisibilisation du corps féminin et une rigidification des rapports hommes-femmes. Portées par la frange la plus rigoriste de la population musulmane, ces pratiques s’inscrivent probablement dans une dynamique de réaffirmation identitaire où elles fonctionnent comme des marqueurs de distinction dans une société perçue comme hostile ou assimilatrice. Mais ce rejet de la mixité apparaît aussi en opposition totale avec le libéralisme des mœurs dominant en Occident et les valeurs d’égalité et de mixité promues par la République…

6 – En rupture avec le libéralisme des mœurs dominant en Occident, l’application d’un séparatisme de genre est quant à elle loin d’être marginale : 43% des musulmans refusent au moins une forme de contact physique ou visuel avec l’autre sexe dont un sur trois (33%) refuse de faire la bise, 20% refusent d’aller dans une piscine mixte, 14% de serrer la main à une personne de l’autre sexe, et 6% de se faire soigner par un médecin de l’autre sexe. Or, la force de ce rejet de la mixité chez les jeunes laisse augurer une rigidification des rapports de genre au fil du renouvellement des générations.

D) LA CAPACITÉ CROISSANTE DE L’ISLAM À FIXER DES RÈGLES DE VIE QUOTIDIENNE DES INDIVIDUS VA DE PAIR AVEC LA VOLONTÉ CROISSANTE DE VIVRE DANS UNE SOCIÉTÉ FRANÇAISE CONFORME AUX PRINCIPES DE LA LOI ISLAMIQUE

7 – À rebours des tendances observées dans les autres religions, une forme d’« absolutisme religieux » transparaît dans un large rejet de la science : 65% des musulmans pensant que « c’est plutôt la religion qui a raison » par rapport à la science sur la question de la création du monde, soit plus de trois fois plus que dans les autres religions (19%).

8 – Une vision intégraliste de l’islam se banalise aussi avec l’idée selon laquelle les règles de sa religion priment sur les autres. Dans un arbitrage sur des sujets comme l’abattage rituel ou l’héritage, la proportion de musulmans qui privilégieraient le respect des règles de leur religion a ainsi fortement progressé en trente ans (+16 points depuis 1995, à 44%) tandis que ceux qui privilégieraient les lois françaises s’avèrent, eux, en net retrait par rapport à 1995 (49%, -13 points ).

👉 Autre signe d’une certaine vision intégraliste de la charia : près d’un musulman sur deux (46%) estime que la loi islamique doit être appliquée dans les pays où ils vivent, dont 15% « intégralement quel que soit le pays dans lequel on vit » et 31% « en partie » en l’adaptant aux règles du pays où on vit.

Le point de vue de l’Ifop: Ces données donne du grain à moudre à ceux qui craignent que la population musulmane se développe dans une logique de « contre-société », c’est-à-dire qu’elle cherche à organiser sa vie quotidienne selon des normes religieuses distinctes, voire opposées, à celles de la société majoritaire. Cette tendance, loin de s’atténuer avec le temps, semble au contraire se renforcer génération après génération, portée par une jeunesse de plus en plus désireuse de marquer son identité musulmane face à une société française perçue comme hostile.

E) LARGEMENT PLUS RÉPANDU QUE DANS LES ANNÉES 90, L’ISLAMISME S’IMPOSE AUJOURD’HUI COMME UN COURANT DE PENSÉE MULTIFORME, DOMINÉ PAR LE FRÉRISME

9 – L’intégrisme a gagné les esprits de plus d’un musulman sur trois : 38% des musulmans approuvent tout ou partie des positions « islamistes » en 2025, soit une proportion deux fois plus élevée que ceux qui partageaient des positions « intégristes » il y a une trentaine d’années (19% en 1998).

10 – En France, la mouvance islamiste hexagonale est traversée par de multiples courants, que surplombe l’influente confrérie des Frères musulmans : un musulman sur trois (33%) affiche de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste, dont 24% pour les Frères musulmans, 9% pour le salafisme, 8% pour le wahhabisme, 8% pour le Tabligh, 6% pour le Takfir et 3% pour le djihadisme.

👉 Un jeune sur trois (32%) se disent proches du courant de pensée des Frères musulmans, signe d’une influence dans les nouvelles générations, qui contredit l’idée d’un vieillissement de cette mouvance.

LE POINT DE VUE DE FRANCOIS KRAUS SUR L’ETUDE

Cette enquête dessine très nettement le portrait d’une population musulmane traversée par un processus de réislamisation, structurée autour de normes religieuses rigoristes et tentée de plus en plus par un projet politique islamiste.

Au lieu de suivre le modèle habituel de sécularisation, les musulmans de France, et tout particulièrement les plus jeunes, témoignent au contraire d’une forte réaffirmation identitaire passant par l’intensification des pratiques cultuelles, la rigidification des rapports de genre, et l’adhésion croissante aux thèses islamistes.

Car ce qui frappe dans ces résultats, c’est surtout la constance du gradient générationnel : sur presque tous les indicateurs (religiosité, pratiques cultuelles, voile, refus de la mixité, rejet de la science, primauté de la loi religieuse, adhésion à l’islamisme), les jeunes musulmans se montrent systématiquement plus rigoristes et plus radicaux que leurs aînés. Cette tendance suggère que, loin de s’atténuer avec le temps, le processus de réislamisation va au contraire s’amplifier au fil du renouvellement des générations.

Reste à savoir si cette dynamique est réversible. L’enquête suggère qu’à ce stade, rien ne semble enrayer ce processus de réislamisation. Au contraire, tous les indicateurs convergent vers un renforcement de ces tendances dans les années à venir. Dans ce contexte, la question de l’intégration des musulmans de France et de leur adhésion aux valeurs républicaines se pose avec une acuité nouvelle, appelant des réponses politiques qui dépassent largement les seules approches sécuritaires ou répressives.

François Kraus, directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop

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