La décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit constitutionnel à l’avortement a relancé en France une proposition portée jusque-là par la gauche : inscrire nominalement le droit à l’IVG dans la Constitution française afin de « graver dans le marbre » ce droit acquis il y a près de cinquante ans. Le dépôt de quatre propositions de loi (PPL) allant dans ce sens – soutenues séparément à l’Assemblée (intergroupe Nupes, groupe Renaissance) et au Sénat (groupe socialiste, groupe communiste) – a alors suscité, au centre (François Bayrou) et à droite (Bruno Retailleau, Marine Le Pen) de l’échiquier politique, un vent de critiques sur le caractère « utile » ou « politicien » d’une telle démarche. Dans la perspective des débats parlementaires à venir, la Fondation Jean-Jaurès a donc souhaité mesurer l’état de l’opinion aussi bien sur le fond du sujet – le droit des femmes à avorter librement – que sur la démarche de constitutionnalisation impulsée par la gauche et la majorité présidentielle. Réalisée par l’Ifop, cette étude montre que le droit à l’avortement fait plus que jamais l’objet d’un véritable consensus dans la société française et que si l’opinion publique ne craint pas vraiment une remise en cause de l’IVG dans les années à venir, elle n’en soutient pas moins massivement l’idée d’en constitutionnaliser l’accès.
LES CHIFFRES CLES
L’opinion publique française s’avère très attachée à l’avortement, et ceci aussi bien dans son principe que dans le détail de ses conditions d’application.
1- De manière générale, 83% des Français(es) jugent positivement l’autorisation de l’IVG par la loi française, soit un degré d’adhésion largement supérieur à celui mesuré il y a une trentaine d’années (+16 points depuis 1995).
2- De même, alors qu’à peine la moitié des Français(es) (48%[1]) étaient favorables à ce que l’on autorise l’IVG sans restriction qu’en 1974, cette position “libérale” est aujourd’hui partagée par près de huit Français(es) sur dix : 78% d’entre eux estiment qu’une « femme doit avoir le droit d’avorter librement ».
3- Et si on compare ces données avec celles observées dans d’autres pays, les Français(es) se situent parmi les occidentaux estimant qu’il faut poser le moins de limites au droit à l’avortement : l’idée selon laquelle une « femme doit avoir le droit d’avorter librement » était alors partagée par les deux tiers des Français(es) de 16 à 74 ans (66%), contre seulement un(e) Allemand(e) sur deux (49%) et à peine plus d’un(e) Américain(e) sur trois (35%).
Si les craintes d’une possible remise en cause de l’IVG en France restent limitées, un large consensus se dégage dans l’opinion autour de l’idée de constitutionnaliser le droit à l’avortement
4- Le nombre de Français(es) jugeant « possible » sa « remise en cause dans un avenir proche en France » reste toujours limité (31%), alors que la proportion de répondant(e)s ne croyant pas à sa possible révocation reste, elle, majoritaire (56%).
5- Il se dégage néanmoins un très net consensus autour du projet de constitutionnaliser le droit à l’avortement : 81% des Français(es) sont favorables à l’inscription de l’accès à l’IVG dans la constitution française.
6- Enfin, les réserves sur l’« utilité » de cette démarche constitutionnelle, exprimées notamment par des personnalités comme François Bayrou, Bruno Retailleau ou Marine Le Pen, sont loin d’être partagées aussi bien par l’ensemble de la population que par leurs électorats respectifs : 77% des Français(es) jugent « utile » une telle constitutionalisation, tout comme une très large proportion des sympathisants Modem (70%), LR (66%) ou RN (70%).
Le point de vue de François Kraus, directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop
En France, la décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit constitutionnel à l’IVG a constitué un choc rappelant à tou(te)s qu’un « retour vers le passé » est possible alors même que le paysage contraceptif français est à des années-lumière des débats états-uniens. Après une forte perturbation des conditions d’accès à l’IVG durant la crise sanitaire (Amandine Clavaud, Droits des femmes : le grand recul ?, 2022), l’enjeu dans l’hexagone est, au contraire, au renforcement des droits via notamment l’allongement du délai de recours à l’IVG à 14 semaines (loi du 3 mars 2022).
Dans ce contexte, la résurgence du débat sur la constitutionnalisation de l’IVG met bien en exergue le « gap » culturel entre les deux nations : la société française étant tellement sécularisée que les discours « pro-Life » n’impriment pas vraiment au-delà des milieux religieux. Contrairement aux États-Unis où les partisans du droit à avorter librement sont minoritaires, l’opinion publique française reste une des plus attachées à l’avortement, et ceci aussi bien dans son principe que dans le détail de ses conditions d’application. Ce consensus autour d’un des principaux droits sexuels et reproductifs des femmes explique sans doute un des paradoxes de l’enquête, à savoir que si les Français désavouent les leaders politiques ayant critiqué l’utilité d’une telle constitutionalisation, ils ne craignent pas pour autant sa remise en cause dans l’hexagone d’autant plus aisément qu’une telle révocation ne dispose quasiment pas d’assise dans l’opinion, et ceci y compris dans les électorats les plus conservateurs.
La volonté des Français de graver le droit à l’avortement dans le marbre de la constitution n’est donc pas qu’une réaction à l’actualité internationale mais bien le fruit d’une tendance structurelle à la liberté de choix, tendance inhérente aux sociétés industrielles avancées affectées par la progression des valeurs « post-matérialistes » (Ronald Inglehart, The Silent Révolution, 1977). Ainsi, même s’ils ne discernent pas un danger immédiat, les Français semblent bien conscients de l’enjeu démocratique crucial que constitue un droit qui garantit à tou(te)s un des principaux acquis de la « révolution sexuelle » du XXème siècle : la dissociation entre sexualité et procréation.
François Kraus
Directeur du pôle « Politique / Actualités » de l’Ifop
[1] Etude IPSOS GLOBAL ADVISOR réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 22 mai au 5 juin 2020 auprès d’un échantillon national représentatif de 500 à 1000 personnes âgées de 16 à 74 ans dans chaque pays. Aux Etats-Unis, au Canada et en Turquie, le champ de l’étude était les personnes âgées de 18 à 74 ans. En raison des différences de cible et de constitution de l’échantillon, la comparaison des résultats de l’Ifop avec cette enquête est à interpréter avec prudence.
CONTACTS :
Pour toute demande de renseignements sur cette étude ou pour obtenir des informations quant aux conditions de réalisation d’une enquête du même type (méthodologie, budget, délais…), vous pouvez contacter directement François Kraus au 0661003776